Rupture brutale : quand “c’était juste un contrat” ne suffit plus…

Contrats successifs à durée déterminée : attention à l’apparente précarité !
Le droit économique français présente une particularité liée à l’existence d’un régime de rupture brutale des relations commerciales établies, prévu à l’article L.442-1 II du Code de commerce.
Ce régime impose à l’auteur de la rupture de donner à son partenaire un préavis suffisant – lequel est grossièrement admis comme étant égal à un mois de préavis par année d’ancienneté[1] – sauf à risquer d’engager sa responsabilité et de devoir indemniser ledit partenaire.
L’application de ce régime suppose toutefois que la relation commerciale dont il s’agit soit bien « établie », c’est-à-dire qu’elle présente un caractère significatif, stable et régulier[2].
La victime d’une rupture d’un partenariat précaire ne pourra donc pas se prévaloir de ce régime. Une relation commerciale sera considérée comme précaire lorsque, compte tenu des circonstances de la relation, les parties ne pouvaient pas légitimement s’attendre au maintien de celle-ci dans le temps.
Par exemple, les juridictions considèrent classiquement qu’une relation commerciale est précaire dans le cas où le client remet régulièrement son fournisseur en concurrence, à travers une procédure d’appel d’offres[3], sauf l’éventuel cas d’appels d’offres fictifs.
Dans un arrêt récent de la Cour de cassation[4], l’auteur de la rupture tentait de se défendre en prétendant au caractère précaire d’une relation vieille de presque 30 ans, au motif que les contrats qui ont lié les parties étaient tous à durée déterminée, et sans clause de renouvellement tacite. Le dernier contrat conclu entre les parties prévoyait également une clause indiquant qu’il serait mis un terme « irrémédiable » à la relation à la fin de cet « ultime » contrat.
Le contrat devait se poursuivre jusqu’au 31 décembre 2021, mais a été rompu de façon anticipée en application d’une clause de résiliation pour convenance, par une notification du 28 août 2019, pour un effet au 31 décembre 2019.
La Cour de cassation (Cour de cassation, Commerciale, 19 mars 2025, n° 23-22.182) a confirmé l’analyse de la Cour d’appel de Paris[5], laquelle avait considéré que :
« S’il est exact que l’absence de clause de renouvellement tacite stipulée dans des contrats à durée déterminée successifs est un facteur d’instabilité de la relation commerciale (en ce sens, Cass., Com. 21 juin 2017, n° 15-20.101), la reconduction systématique des conventions à des conditions globalement identiques et sans mise en concurrence pendant 28 ans permettait à la SA L’AMY d’anticiper raisonnablement leur poursuite, au moins jusqu’au dernier avenant conclu (pour une relation constituée de contrats à durée déterminée successifs sans clause de renouvellement tacite, Cass., Com., 5 avril 2018, n° 16-26.568). Aussi, la stipulation d’un terme dans chacun des contrats et la nécessité d’une renégociation à leur échéance, qui a manifestement été aisée et systématiquement fructueuse pour les parties par le passé, n’est pas de nature à rendre juridiquement précaire une relation aussi stable et consistante dans les faits. »
En d’autres termes, le fait de ne proposer à son partenaire que des contrats à durée déterminée sans reconduction tacite ne suffit pas pour rendre la relation précaire, lorsqu’il est par ailleurs constaté que les contrats étaient renouvelés systématiquement et sans difficulté.
La victime de la rupture pouvait légitimement s’attendre à ce que la relation se poursuive jusqu’à l’échéance prévue au 31 décembre 2021. Par conséquent, la Cour d’appel de Paris a considéré dans cette affaire que le préavis raisonnable devait être de 9 mois, soit 5 mois d’insuffisance de préavis.
Cet arrêt rappelle deux points importants :
- Le caractère établi d’une relation s’apprécie au cas par cas sur la globalité de la relation, et non uniquement sous le prisme d’un ou deux indices ;
- Suivre à la lettre les modalités de rupture (notamment anticipées) prévues au contrat n’exonèrent pas l’auteur de devoir donner un préavis suffisant pour la fin de la relation commerciale dans son ensemble.
L’entreprise auteure de la rupture a tenté de se rattraper en faisant valoir que la victime a bénéficié d’une période transitoire contractuelle de 6 mois après la rupture pendant laquelle elle était autorisée à écouler les stocks ; période transitoire qu’elle considère comme valant préavis.
Ce deuxième argument de défense fera l’objet d’un autre article à retrouver prochainement dans nos actualités.
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[1] Voir par exemple Cour d’appel de Paris, 19 février 2021, nº 17/06441 qui confirme cette méthode de calcul
[2] Cour de cassation, Commerciale, 15 septembre 2009, n°08-19.200
[3] Cour d’appel de Paris, 16 mai 2024, n° 23/03312 ; Cour d’appel de Versailles, 18 septembre 2008, n° 07/07891
[4] Cour de cassation, Commerciale, 19 mars 2025, n° 23-22.182
[5] Cour d’appel de Paris, 25 octobre 2023, n° 21/18836