Application mobile & notation des produits agroalimentaires : le dénigrement n’est jamais loin
Une affaire récente a opposé la Fédération des entreprises françaises de charcuterie traiteur (FICT) à YUKA, une société ayant développé une application du même nom (Tribunal de commerce de Paris, 25 mai 2021).
Grâce à un algorithme créé par cette société, l’application mobile installée sur le téléphone portable des consommateurs permet de scanner et de déchiffrer la composition inscrite sur les étiquettes des produits alimentaires et cosmétiques, attribuer à ceux-ci une note de 0 à 100 – dont 30% est liée aux additifs – et donner un avis sur la qualité de ces produits, de « excellent» à « médiocre » jusqu’à « mauvais ».
Un tiers de la note repose donc sur la seule présence d’additifs. L’essentiel de la notation repose, pour les produits agroalimentaires, sur la qualité nutritionnelle et le caractère « bio » du produit.
Or, lorsqu’un consommateur scanne, avec l’application YUKA, un produit de charcuterie contenant des additifs nitrés, il peut voir apparaître une note de « 0/100 », suivie de l’adjectif « mauvais » associé à une couleur rouge. L’application indique également au consommateur, au moment du scan du produit alimentaire, la présence d’une pétition pour « l’interdiction des nitrites – additifs favorisant l’apparition du cancer colorectal et de l’estomac ».
Le Tribunal relève que ce message d’alerte sanitaire entraine une disqualification des produits auprès des consommateurs, qui modifient ainsi leur comportement. Une « mesure d’impact » produite devant le Tribunal révèle que 94% des utilisateurs de l’application YUKA « ont arrêté d’acheter certains produits » et 92% « reposent les produits lorsqu’ils sont notés rouges sur l’application », ce qui est le cas, selon la FICT, de 100% des produits de charcuterie contenant des additifs nitrés.
YUKA a donc un double impact sur le comportement des consommateurs : d’abord en les dissuadant d’acheter certains produits dans un objectif sanitaire personnel, ensuite en les incitant à des arbitrages collectifs comme moyen de pression visant à interdire la vente de certains produits.
La Fédération des entreprises françaises de charcuterie traiteur reproche donc à YUKA des pratiques commerciales déloyales et trompeuses, des actes de dénigrement et d’appel au boycott.
Les juges considèrent que les allégations de YUKA sur les conséquences sanitaires ne sont pas objectives mais seulement vraisemblables, et qu’elle émet des avis péremptoires sur des produits, alors qu’elle reconnaît qu’ « il n’existe pas une seule « bonne » appréciation des additifs » et que « la liberté de critique » l’autorise à « l’encouragement à ne plus consommer certains produits sans aucune base factuelle ». Le Tribunal relève que la FICT n’a aucun moyen de répondre sur l’application et d’y défendre son point de vue.
Les juges retiennent également que « YUKA alerte les consommateurs par des allégations graves qu’elle reconnaît ne pas être nécessairement objectives, qu’elle s’autorise à les dissuader d’achats sur le fondement d’observations «vraisemblables» et d’« opinions», qu’elle s’autorise encore à « l’encouragement à ne plus consommer certains produits sans aucune base factuelle », enfin que sa démarche peut être politique et militante, et ce à l’encontre de produits dont la réglementation européenne transposée en droit français dit qu’ils « garantissent un niveau élevé de protection de la santé humaine et un niveau élevé de protection des consommateurs, […] en tenant compte, le cas échéant, de la protection de l’environnement», qu’ils ne posent « aucun problème de sécurité pour la santé du consommateur aux doses proposées et que leur « utilisation n’induit pas le consommateur en erreur».
De ces constatations, le Tribunal retient des pratiques commerciales trompeuses et déloyales de YUKA, dans la mesure où la publication de ces informations conduit à un déséquilibre manifeste entre la liberté d’expression d’une part et la liberté d’exercice d’une activité économique licite d’autre part, au détriment de la seconde.
YUKA est condamnée à verser 20 000 € à titre de dommages-intérêts à la FICT. L’application a, par ailleurs, interdiction sous astreinte de 1.000 € par jour de retard d’opérer un lien direct entre d’une part, la pétition « interdiction des nitrites » ou tout appel à interdire l’ajout de nitrites ou de nitrates dans des produits de charcuterie, et d’autre part les fiches de l’application YUKA relatives aux produits de charcuterie. L’application doit également supprimer la mention « additifs favorisant l’apparition du cancer colorectal et de l’estomac», sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard. Le Tribunal impose par ailleurs d’autres modifications, destinées à supprimer toute pratique déloyale.
Les applications mobiles sont devenues des vecteurs incontournables des nouveaux comportements des consommateurs. Toutefois, s’il parait indispensable d’accompagner ces nouveaux comportements, les opérateurs économiques doivent prendre garde de ne franchir la frontière du dénigrement.